Savez-vous qu’à l’époque de mes grands-parents, c’était le cadeau de Noël de nombreux enfants. Point de jouets par milliers mais une simple orange pour garnir les galoches.
L’orange, par sa rareté, était considérée comme un fruit de luxe.
Elle était jadis cultivée dans les serres chauffées des cours princières, dans les orangeries.
Heureusement, aujourd’hui son importation s’est démocratisée.
Offrez-vous en une, pour apprécier 2020, notre petite prison dorée…
L’orange de Noël
Le soir de Noël, quand j’avais huit ans, je courais, quelques sous en main donnés par ma mère, à la rencontre d’une épicerie. Mon trésor ne devait payer que la plus belle orange. Je bondissais chez Fichepoil, courais chez Ealet, revenais encore chez Fichepoil. Qui dira ce que peut être dans un enfant l’intensité du désir et sa certitude de toucher bientôt au bonheur ? C’est ce désir et cette certitude qui ne doivent pas être trompés, et un Dieu naissait cette nuit-là précisément pour les combler.
Je revenais un peu avant minuit portant dans une main une admirable orange enveloppée d’un papier de soie, dans l’autre un sac de chocolats à faveur rose. La distribution de chocolats, la messe de minuit, la visite à la crèche, puis la fête qui s’éteint.
Je regardais ma belle orange, ajoute-t -il. Et voici ce qui, rituellement, arrivait : ma mère la tirait de son papier de soie ; tous deux nous en admirions la grosseur, la rondeur, l’éclat ; je prenais dans le buffet un de ces beaux verres à pied en cristal qu’on achetait alors dans les foires (…), je le renversais, le mettais à droite, au bout de la cheminée, et ma mère posait dessus la belle orange. La pomme d’or prenait ainsi sa place parmi tous nos fétiches(…).
Pendant des mois, elle nous assurait par ses belles couleurs que le bonheur et la beauté étaient de ce monde. Quelquefois je la palpais, je la tâtais. Il m’arrivait d’insinuer qu’elle serait bientôt mûre.
– Attendons encore ! répondait ma mère. Quand nous l’aurons mangée, qu’est~ce qui nous restera ?
Nous attendions.
En avril ou mai, il fallait la jeter, parce qu’elle était gâtée. Je n’ai pas de souvenir d’avoir jamais mangé l’orange de Noël. Triste fin pour cet objet de désir et de convoitise !
… toujours, dans ma pensée, la nuit de Noël devra sa grandeur à ces souvenirs que j’ai rapportés, et il m’arrive encore de songer au bonheur comme à une belle orange de Noël qu’il faudrait partager entre tous les hommes pour que réellement ils la mangent.
Jean Guéhenno (Académie Française)